Je venais juste de
terminer la deuxième année de l’enseignement universitaire, lorsque la mort
nous enleva une personne chère et un membre de notre corps enseignant. Le
professeur de littérature française nous a quittés pour le Compagnon Suprême
comme il l’a toujours souhaité, et il a quitté notre monde terrestre en vrai
musulman – hanif - [1]
pour que son départ complète le tissu des raisons qui ont abouti à l’apparition
de Madame Aurore Dubois, la française, au poste d’où le destin l’a détaché.
C’était
comme si elle avait été amenée là par un décret de Dieu le Très Haut. Elle
avait été au courant de ma renommée et elle avait souvent entendu mon nom.
Quant à moi, j’étais préoccupé par un monde autre que le sien qui m’a éloigné
de l’idée de la regarder ou d’y penser. Les aspects des choses paraissent dans
une grande partie de leur constitution influencés par la tendance du conscient,
par le climat du désir et la chaleur de l’envie.
Jusqu’au
jour où je dérogeais à mes habitudes. En vérité, je n’ai pas réussi à interpréter
la chose lorsque plus tard j’ai réfléchi à son sujet, et j’ai été incapable de
l’expliquer et de l’analyser. J’ai alors compris qu’il s’agissait du choix du
destin, et que c’est lui qui m’a inspiré pour me rendre au resthouse de la
Faculté, à mon coin préféré, alors qu’il n’était pas encore six heures du
matin, ce qui a étonné les gardiens et les employés du nettoyage, et qui a fait
circuler les murmures entre eux. Quelques minutes après, la dame se présenta
devant moi et me demanda la permission de s’asseoir à côté de moi.
La
surprise m’empêcha de répondre et, pendant qu’elle l’attendait en souriant et
tranquille, mes regards envahis à l’improviste se promenaient sur son visage,
lisant ses traits et les visitant. J’ai eu le sentiment ferme que la vérité des
choses quand nous sommes seuls est différente de ce qu’elle est au milieu des
gens; et que son image à l’ombre du calme n’est pas la même au milieu du bruit.
J’ai
bougé la tête pour sortir de ma stupeur et j’ai répondu gentiment et
timidement, excusez-moi ma sœur, et veuillez prendre place.
Elle
dit d’un air câlin: Ne vous en faites pas, docteur Bayane, c’est le problème de
la philosophie avec ses gens et amis. Je connais assez sur vous pour savoir que
vous n’enseignez pas cette matière seulement… Elle poursuivit après un bref
arrêt qu’elle a passé à m’envisager, cherchant à connaître ce qu’il y a dessus
comme effets de son opinion et de ses paroles à mon sujet: Vous êtes un
philosophe, docteur Bayane. Vos exposés intellectuels que j’ai eu l’honneur de
lire avec beaucoup de plaisir sont supérieurs comparés à leurs semblables. J’ai
dit étonné: Mais mes exposés sont imprimés en arabe. Elle sourit et elle
répondit dans un arabe frissonnant et saccadé: Je lis très bien votre langue,
j’en connais les termes profondément. C’est mon regretté époux de nationalité algérienne
qui me les a appris depuis que nous étions étudiants à la Sorbonne. Ne vous
étonnez donc pas de voir ma langue se perdre un peu lorsque je parle l’arabe
dialectal.
J’ai
éclaté de rire à cause de la gentillesse de sa méthode et de l’innocence de ses
paroles. Je lui ai demandé, tout étonné, pourquoi mais alors elle pratique le
dialectal. Elle répondit dans un arabe dialectal: J’ai aimé que pour notre
première rencontre seuls… et elle s’arrêta.
Je
n’ai pas voulu l’embarrasser et j’ai renoncé à lui poser une question en
lui adressant un compliment sincère: Vous maîtrisez bien l’arabe en effet et je
pense que cela vous épargne d’apprendre l’arabe dialectal avec toute la
difficulté que cela représente.
Après
un long round de notre entretien, je fus convaincu à quel point elle avait la
capacité d’observer et de faire porter à ses regards ce qu’elle désire
transmettre comme pensées cachées. Lorsqu’elle crut que ses regards ont trouvé
une place près de mon cœur, elle dit avec un regard plein d’assurance et de
signification: Comment est-ce que vous me voyez sous vos angles intellectuels
et vos classes philosophiques? J’ai répondu immédiatement que je ne la voyais
pas du tout sous cet angle… et pour ne pas la froisser, j’ai poursuivi: Vous me
paraissez sous un autre angle, dans une classe élevée, sous un espace chaud et
aimable. Elle bougea la tête en appréciation de mon subterfuge et en
reconnaissance cachée de ma délicatesse. Elle dit avec un certain dépit: Cela
ne me gêne pas, car j’ai longtemps rêvé de me voir là où je ne suis pas
moi-même. Ou j’ai souhaité rencontrer mon ego dans un endroit où mon ego n’est
pas présent… Un silence régna entre nous que j’ai interrompu en disant: J’ai
commencé à vous connaître selon les angles et les rangs sociaux.
Je
l’ai observée longuement. Elle était d’âge moyen, à peine plus que la
trentaine, d’une beauté sereine, sérieuse, illuminée par un charme affable.
Lorsqu’elle
eut trouvé chez moi une approbation et un entrain, elle me parla avec des mots
doux, un sourire et des yeux qui ne cessent de parler mais qui ne parlent pas:
Tu sais très bien parler en français mon docteur mais tu ne sais pas parler le
français[2]. J’ai apprécié sa remarque
et j’ai dit en souriant: Comment cela paraît-il, selon votre opinion, Madame
Aurore?
Elle
répondit: C’est une méthode spéciale qui est le fruit de la connaissance de la
langue et des efforts, et j’aime beaucoup l’entendre. Si nous y ajoutons votre
philosophie et si nous y ajoutons votre personnalité, cela devient, à lui seul,
une école.
[1] «Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu de la crainte qu’il mérite. Ne
mourez qu’étant soumis à lui» (La Famille de Imrane, 102).
[2] C’est une remarque sérieuse, en réalité. En effet, j’ai maîtrisé la langue
française comme écriture, discours et poésie, mais avec un accent arabe, un
tempérament musulman, une méthode de prédicateur, ni occidentale ni
française.
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